L’absence de tentations est la pire des tentations

Et si la tentation n’était pas un mal, mais une chance ? À rebours de notre culte du risque zéro, Jean-Louis Chrétien montre, dans une lumineuse méditation inspirée par Saint Augustin et Martin Luther, que l’épreuve est le lieu même où l’homme se découvre, grandit et s’abandonne à Dieu.

Publié le
15/4/25
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Une belle étude du philosophe Jean-Louis Chrétien, emprunte son titre en forme d’oxymore à Luther : Nulla tentatio omnis tentatio (« Aucune tentation, toute tentation » ou « tentation totale »). Elle montre la place centrale, inamovible, de l’épreuve, de la tentation et du risque dans une vie chrétienne.

Jean-Louis Chrétien (1952–2019) était un philosophe, poète et théologien catholique français. Sa pensée, influencée par Heidegger et Augustin, explore la parole, l'écoute et la transcendance. Converti au catholicisme dans sa jeunesse, il a publié une trentaine d'ouvrages, dont L'Appel et la Réponse et La Voix nue. En 2012, il a reçu le prix du cardinal Lustiger de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.1

‍États des lieux

Nous sommes dans une situation paradoxale.

D’un côté, nous aspirons naturellement à la tranquillité et à la prospérité ; l’homme désire la paix et écarte la souffrance, par exemple de l’inquiétude liée au risque. Plus encore, la sécurité est un des besoins fondamentaux listés par le psychologue Abraham Maslow et le politique sait combien il doit rassurer le citoyen, le peuple. Enfin, c’est un devoir de combattre la tentation, d’écarter l’épreuve pour ne pas y succomber.

De l’autre, « l’état de l’homme envisagé comme esprit est toujours critique », dit le philosophe Kierkegaard dans La maladie à la mort, selon la perspective dramatique qui le caractérise. D’ailleurs, on sait combien notre époque du risque zéro est aussi celle de la plus profonde dépression ; nous inventons d’un côté la cyndinique, la science du risque et de l’autre, nous inventons des paradis artificiels qui nous plongent dans une « tiédeur mortelle » et une euphorie perpétuelle qui est une anesthésie perpétuelle. Plus encore, nombre d’auteurs, qui sont tous des maîtres de vie, insistent sur la chance de l’épreuve et le danger de la sécurité. Pour eux, l’absence de tentation serait une malédiction et l’esquive de la crise la tentation suprême. Tel est le cas de Sénèque : « Malheureux que tu es, de n’avoir jamais été malheureux ! » Tel est, plus encore, le cas des chrétiens, tous dans l’orbe de l’augustinisme (un courant de pensée théologique) : Augustin, Luther, Kierkegaard. Chacun affirme à sa manière que la pire épreuve est l’absence d’épreuves, que la plus grande des tentations est de n’avoir aucune tentation. Mais l’Écriture Sainte le faisait déjà (Jb 7 : 1 ; Jc 1 : 2). Par ailleurs, « Nul n’atteindra le royaume céleste sans avoir été tenté », disait Tertullien.

« Mes frères, regardez comme un sujet de joie complète les diverses épreuves auxquelles vous pouvez être exposés. » - Épître de Jacques (1 : 2)

Qu’en penser ?

Les deux épreuves

Pour y voir clair, il est d’abord nécessaire de poser quelques distinctions. Saint Augustin, par exemple, oppose être tenté et être livré à la tentation : « Être tenté sans être livré à la tentation n’est pas un mal, mais plutôt un bien, car c’est ainsi que l’homme s’éprouve ». Plus finement, il distingue la tentatio deceptionis qui vient du diable et incite au péché d’avec la tentatio probationis, qui vient de Dieu et accroît notre vertu et notre mérite. La distinction s’opère, on le voit, en fonction de l’origine et de la fin. De son côté, Martin Luther distingue deux sens à l’expression « colère de Dieu » : il y a la «colère de bonté » et la « colère de fureur » : seule la première est mêlée de miséricorde. Il existe donc une bonne épreuve et une tentation indésirable.

Inversement, il existe une prospérité qu’il faut craindre, car elle assoupit notre vigilance, et une que l’on peut désirer, car elle couronne notre vertu (mais elle appartient plutôt à l’autre monde).

Luca Giordano, Job et ses consolateurs, Fin XVIIe - Début XVIIIe

L'Attitude face aux épreuves

Considérons ensuite notre attitude face à l’épreuve. Peut-on désirer l’épreuve et craindre la prospérité ? Deux réponses sont possibles, humaine et chrétienne.

Il y a d’abord une manière humaine de désirer l’épreuve : c’est la manière stoïcienne. Elle est discutable à un triple titre. D’abord, l’épreuve a pour but non pas tant de consolider l’homme qui vacille que d’offrir sa constance et sa valeur en spectacle aux yeux des dieux et à ses propres yeux. Le juste stoïcien « fait fi de ce qui est hors de lui, dans sa jouissance d’être pour lui-même un spectacle ». L’épreuve se vit donc pour soi. À la limite, le sage stoïcien recherche sa gloire propre. Ne se recevant de personne d’autre que lui, il finit par adorer sa propre vertu et sombre dans l’orgueil.

Ensuite, estime Jean-Louis Chrétien, mettant en œuvre la catégorie de nuit ou de mystère qui lui est chère, l’épreuve stoïcienne « se trouve énuclée de ce qu’elle a de pathique [émouvant], tout entière traduite et transportée dans un espace de gloire et de rayonnement, où tout secret toute latence ont disparu ».

Enfin, un tel idéal est éminemment aristocratique : il ne peut qu’être le fait d’hommes en retrait du monde et soustraits aux soucis du quotidien.

À la réponse du philosophe, naturaliste, notre auteur oppose celle du chrétien. En systématisant, il me semble que l’on rencontre trois raisons principales. Ce qui vaut du fidèle dans son chemin vers Dieu vaut aussi de l’Église dans son pèlerinage terrestre : elle avance dans la détresse et la nuit de la foi.

L’épreuve permet de se connaître. Mais il faut dire plus : la tentation semble nécessaire à cette juste connaissance.

« L’homme est en effet la plupart du temps inconnu à lui-même – observe ce grand connaisseur de l’âme humaine qu’est saint Augustin – : il ignore ce qu’il peut porter et ce qu’il ne peut pas porter. […] Vient la tentation, comme une interrogation, et l’homme se découvre lui-même ; car à soi-même, il demeurait caché, mais non à son créateur. » - Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 55, 2, PL36, 647

Précisément, c’est seulement « dans la réponse » à l’épreuve que l’âme connaît « ses forces non pas verbalement mais expérimentalement [non verbo, sed experimento] ».

La tentation nous fait courir un danger permanent. Or, la vigilance, la prudence et le courage luttent contre le péril. La tentation invite donc à pratiquer les vertus.

Le contraire le confirme. L’absence de tentation anesthésie en nous les vertus d’humilité et de vigilance. Sans épreuve, nous nous laissons piéger par le mal. En effet, ce mal est double, intérieur et extérieur.

Intérieur, c’est le péché de suffisance ou de présomption. L’homme qui n’est pas tenté peut s’imaginer qu’il se suffit à lui-même, qu’il n’a nul besoin d’une aide extérieure. Voilà pourquoi la prospérité est si dangereuse, ce qui fait dire à saint Augustin : « Dans l’adversité, je désire la prospérité […] Malheur aux prospérités du siècle ». Et ailleurs : « ce que vous prenez pour des événements heureux, ce sont plutôt des tentations ».

Extérieur, ce mal est celui du démon : « la félicité corrompt l’âme par une sécurité perverse, et ouvre un espace au diable qui nous tente », écrit le Père africain. Le démon utilise la prospérité pour ensommeiller l’âme. En effet, dira Luther, « la sécurité est pire et plus terrible que toute adversité », car elle endort la crainte et la vigilance. Ce qui donne l’occasion à son esprit dialectique de se déployer dans des formules oxymoriques avec la jubilation qu’on lui connaît : « il n’y a pas de plus grande adversité que la prospérité ni de plus grand péril que l’absence de péril […] Aucune tentation, toute tentation [Nulla tentatio omnis tentatio]». Augustin a même des expressions qui ne sont pas sans consonner avec ce que Paul Valadier, dans un autre registre, a pu dire sur la nécessité de l’altérité pour asseoir son identité : « Quand serons-nous en sûreté ? Voici que tout le monde se fait chrétien, mais est-ce que le diable lui-même le deviendra aussi ? » !

Ajoutons que la gloire ou le mérite couronnent la vertu. Autrement dit, ils en sont le fruit. Donc, l’épreuve est méritoire et glorieuse. La palme est « plus glorieuse de ne pas consentir à la tentation que de ne pas pouvoir être tenté ».

Saint Augustin regroupe ces deux premières raisons lorsqu’il affirme que :

« [La vie terrestre] ne peut être dépourvue de tentation : car notre progrès n’a lieu que par notre tentation. Et personne ne peut se connaître lui-même s’il n’est tenté, personne ne peut être couronné s’il n’a vaincu, ni vaincre s’il n’a combattu, ni combattre s’il n’a eu un ennemi et des tentations. » - Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos 60, 3, PL36, 724

Être tenté, c’est éprouver que l’on ne peut rien sans Dieu. Autrement dit, c’est se mettre dans les mains de Dieu pour qu’il nous refasse et nous répare. Ainsi, l’homme sauvé de la tentation rend grâce à son Sauveur et rentre dans un dialogue d’amour qui n’en finit pas. L’épreuve entrelace donc le tenté et son Sauveur qui a pu être son tentateur : à l’instar de l’amour, Dieu ne cherche que la communion (cf. 1 Jn 1 : 1-5). Kierkegaard le dit de manière paradoxale, en faisant parler Dieu : « Si tu veux vraiment avoir affaire à moi, tu dois t’accommoder de mon contrôle, et qu’il n’y ait que malheurs, traverses et souffrances à en récolter ».

Celui qui a, au mieux, perçu l’importance de la tentation pour approcher de Dieu, est, peut-être, Martin Luther. On interprète souvent la tentation de manière éthique comme une pédagogie divine qui maintient notre tension vers la finalité qui est Dieu, comme une mise en présence continuelle avec celui qui est le Présent et nous permet ainsi d’échapper à l’Adversaire qui, nous étourdissant du seul vrai présent, tournoie « cherchant qui dévorer » (1 P 5 : 8). Dès lors, l’appel à l’aide dans la tentation a pour finalité de creuser en nous le don à soi : le renoncement au monde, la crainte, comme l’espérance, libèrent en nous « l’ampleur d’un accueil ».

Mais l’épreuve est relue par Luther de manière beaucoup plus radicale – ontologique, pourrait-on dire, si l’on ignorait l’aversion du Réformateur pour la métaphysique. En effet, une de ses intuitions les plus profondes est que le propre de l’action divine est de créer. Or, créer, c’est faire quelque chose à partir du néant. Mais, pour qu’il y ait néant, là où il y a déjà quelque chose, il faut un anéantissement. Or, c’est justement le propre de l’épreuve que de produire cette néantisation (transitoire). Voilà pourquoi la notion d’Anfechtung (« épreuve »,« tentation », « tribulation ») est au cœur de la vision luthérienne de Dieu et de l’homme. Voilà aussi quel est son sens : Dieu ne détruit que parce qu’il construit, il ne fait violence que pour octroyer sa douceur ; surtout, il ne permet l’épreuve que pour bien faire comprendre à l’homme qu’il n’est rien s’il n’est dans sa main du Père (cf. Jn 10 : 29). Donc, ne pas être tenté, ce n’est pas seulement être en situation périlleuse, c’est être en pure déréliction, abandonné de Dieu.

Herri Met de Bles, Saint Jérôme dans la nature, XVIe siècle

Objections

Certains penseurs ont pu entendre cette leçon mais l’ont déconnectée de sa source. Or, en la laïcisant, ils en sont venus à légitimer la violence, jusque, par exemple, à célébrer la guerre. On pense bien entendu au philosophe Hegel affirmant que la guerre « maintient les peuples dans la santé éthique, dans l’indifférence aux déterminations, à leur routine et à leur encroûtement ». Tel est aussi le cas du philosophe et homme politique Joseph de Maistre : « les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre ». Ces penseurs en viennent d’ailleurs à convoquer une sorte de naturalisme, comme s’ils avaient besoin de chercher dans la nécessité aveugle de la nature la justification d’un mal injustifiable au plan humain. En effet, Hegel poursuit son affirmation par une image : « De même le mouvement des vents protège les lacs d’être corrompus par une tranquillité durable, comme les peuples le seraient par une paix prolongée ou même éternelle ». Quant au comte de Maistre, il la fait précéder par une analogie où il compare le genre humain à « un arbre qu’une main invisible taille sans relâche » ; or, cette taille est celle que la guerre réalise dans le sang…

Jean-Louis Chrétien qui se fait ces objections répond en distinguant : chez un Hegel, notamment, la parole prend le point de vue de Dieu et la raison prétend anticiper le futur de l’histoire, ce qui le conduit à légitimer le mal ; chez un Augustin, un Luther ou un Kierkegaard, il s’agit d’une humble relecture a posteriori, sous le regard de Dieu qui laisse intacte la part de l’épreuve, donc de l’espérance. Dans le premier cas, « l’accent porte sur l’homme » et magnifie sa toute-puissance, dans le second, « sur Dieu » et ouvre à un dialogue amoureux.

Relecture à la lumière de l'amour-don

Cette étude originale s’éclaire autant qu’elle éclaire une anthropologie du don. En effet, celle-ci s’articule en trois temps – réception, appropriation et donation –, dont le moment médian est aussi médiateur. Or, dans la réception, l’homme n’est que terme, dans la donation, il n’est que principe, alors que dans l’appropriation (ou intériorisation), il est à la fois principe et terme. Mais, l’esprit incarné qui accède à l’intelligible par abstraction du sensible et à l’intérieur par la médiation de l’extérieur, n’est pas immédiatement transparent à lui-même. Soi-même non seulement comme un autre, mais par un autre. Enfin, plus cet autre lui est différent, plus son assimilation révèle des potentialités cachées. Voilà pourquoi l’homme n’accède à la vérité sur lui-même qu’en s’affrontant à la tentation – je ne dis pas en la suscitant. En entrant dans le chemin qu’est l’épreuve, il entre dans le chemin de connaissance et de reconnaissance du don qu’il est lui-même.

Conclusion

L’histoire de l’Église l’atteste de manière éloquente. Une fois le temps du martyre passé est venu le temps des moines et des Pères du désert : la vie érémitique est apparue dans l’orbe de la paix constantinienne. Très vite, les chrétiens qui voulaient vivre l’Évangile dans sa radicalité ont perçu le risque de l’« embourgeoisement ». Ils sont alors poursuivis du dedans au désert le combat qu’ils vivaient autrefois du dehors dans les villes.

Est-ce à dire que, si le monde ne nous inflige plus les persécutions, les contradictions, les épreuves qui font mûrir la vertu, il nous faut nous éprouver nous-mêmes ? Nous avons vu que l’attitude stoïcienne pouvait provenir d’un subtil orgueil ou le devenir. De plus, a-t-il réellement existé une époque où le christianisme a cessé d’être persécuté ? En tout cas, cette paix ne caractérise pas notre temps.

Y a-t-il besoin d’appliquer les réflexions d’un des philosophes les plus profonds de notre temps à notre temps ? Que penser d’une société qui ne cesse de manier le principe de précaution et qui cherche partout le risque zéro ? Entre la témérité et la pusillanimité, il y a la place pour la vertu du risque – la force –, cette autre vertu cardinale beaucoup plus audacieuse que l’on ne sait– la sagesse prudentielle – et surtout cette vertu quasi-théologale, la plus désirable et la plus mariale de toutes, celle qui fait trembler et fuir le Tentateur – l’humilité…

Nous remercions le Père Pascal Ide qui nous a donné la permission de publier cet article depuis son site internet, vous y trouverez les sources et références de ce texte.

1 Ce paragraphe a été rédigé par l'équipe du Collège des Bernardins.

Crédit image en-tête : Domenicus van Wijnen, La tentation de saint Antoine, années 1580.

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